DIACHRONIE ET SYNCHRONIE

DIACHRONIE ET SYNCHRONIE
DIACHRONIE ET SYNCHRONIE

Les termes «synchronie» et «diachronie» ont été introduits, dans l’étude des langues, par le linguiste genevois Ferdinand de Saussure, dans son Cours de linguistique générale , publié en 1916.

Par synchronie Saussure entend l’état dans lequel se trouve une langue à un moment déterminé de son histoire. Il parle alors d’état de langue ou de linguistique statique .

Par diachronie il entend l’évolution de la langue et parle alors de linguistique historique ou dynamique .

Il s’agit donc de concepts descriptifs mais dont la généralité est telle qu’ils peuvent être appliqués à d’autres objets que la langue.

La pensée linguistique de Saussure est à l’origine de la linguistique structurale et donc de cet important courant de pensée qui a bouleversé le cours de certaines sciences humaines: le structuralisme. La distinction entre synchronie et diachronie constitue, avec la distinction plus fondamentale encore entre langue et parole et avec la notion de système qui les articule l’une à l’autre, le noyau de la pensée saussurienne.

Bien que ces notions aient été posées en ce début de siècle, l’ombre de Saussure pèse encore sur les débats théoriques de la linguistique. Après les années cinquante, qui ont vu le triomphe de ses idées, les années soixante-dix ont amorcé, à travers la sociolinguistique ou encore la pragmatique, une critique frontale du saussurianisme.

Aujourd’hui, alors que la linguistique développe, avec l’analyse de discours, la pragmatique, le fonctionnement de la communication, de nouveaux champs de recherche et tourne ainsi la page de la période structurale, les linguistes éprouvent toujours le besoin de préciser le statut théorique de cette distinction qui oppose la langue à son histoire.

La distinction entre synchronie et diachronie chez Saussure

Il peut sembler banal de distinguer, dans la description linguistique, l’étude d’un état de langue, tel qu’on peut l’isoler à un moment déterminé, de l’étude de l’évolution historique de cette même langue. La complémentarité de ces deux types d’études semble également s’imposer. L’originalité de Saussure sur ce point aura été, d’une part, de revendiquer la nécessité de ces deux approches complémentaires, alors que jusque-là le XIXe siècle avait été marqué par le triomphe exclusif de la linguistique historique, et, d’autre part, d’articuler cette distinction dans une théorie générale du langage.

Pour Saussure, la distinction entre synchronie et diachronie est en effet la deuxième distinction que l’on rencontre lorsqu’on fait la théorie du langage. La première étant la distinction entre langue et parole.

La manière dont il pose chacune de ces notions amène Saussure à concevoir la synchronie et la diachronie comme deux routes divergentes, complémentaires certes, mais divergentes dans la mesure où l’on ne peut en suivre qu’une à la fois. Il définira ainsi la synchronie comme l’état momentané dans lequel se trouve une langue à un moment déterminé de son évolution en faisant précisément abstraction de toute considération sur cette évolution. De même il définira la diachronie comme l’histoire de faits linguistiques accidentels, étrangers à chacun des états momentanés de la langue constituant une synchronie. Ainsi posées, et comme nous allons l’expliciter, ces deux études sont parfaitement étrangères l’une à l’autre.

Synchronie, diachronie et conscience des sujets parlants

Si, après un siècle d’études historiques, Saussure prend le parti de s’intéresser à la synchronie, c’est que, pour lui, l’état momentané dans lequel se trouve une langue à un moment déterminé est la seule réalité linguistique dont les sujets parlants aient, intuitivement, conscience. Apprendre une langue, c’est intérioriser un ensemble de termes et de règles lui permettant de fonctionner. Par contre, savoir utiliser une langue ne suppose aucune connaissance de son passé historique ni de ses évolutions contemporaines. La linguistique historique l’avait souligné: les langues évoluent sans que l’on en ait conscience.

Cette attention portée aux réalités de conscience, qui caractérise largement la linguistique du début du siècle, est due pour une grande part à la place prépondérante occupée à l’époque par la psychologie. Il suffit pour s’en convaincre de se rappeler que c’est avec la notion de conscience que le linguiste américain Edward Sapir, après Baudouin de Courtenay, distingue la phonétique de la phonologie (cf. son article de 1933: La Réalité psychologique des phonèmes ).

L’influence de la psychologie est telle, à cette époque, qu’à un renversement de problématique en psychologie, avec le béhaviorisme de Watson, correspond un changement complet de problématique en linguistique avec Léonard Bloomfield.

Ce concept de conscience est important puisqu’il constitue l’un des deux critères qui, au terme du chapitre qui lui est consacré, permettent à Saussure de définir ainsi la distinction entre synchronie et diachronie:
DIR
\
Les deux parties de la linguistique, ainsi délimitées, feront successivement l’objet de notre étude.
La linguistique synchronique s’occupera des rapports logiques et psychologiques reliant des termes coexistants et formant système, tels qu’ils sont aperçus par la même conscience collective.
La linguistique diachronique étudiera au contraire les rapports reliant des termes successifs non aperçus par une même conscience collective, et qui se substituent les uns aux autres sans former système entre eux.
(Cours , p. 140.)/DIR

Synchronie, diachronie et notion de système

Le second critère permettant d’opposer la synchronie à la diachronie est donc la notion de système. Pour Saussure toute étude synchronique d’une langue nous permet d’appréhender l’équilibre momentané dans lequel elle se trouve et nous livre un réseau de valeurs pures qu’il appelle système . Synchroniquement, une langue est un système: tous les faits linguistiques contemporains, toutes les règles qui en régentent le fonctionnement constituent un ensemble organisé de valeurs.

Par contre, les faits diachroniques sont conçus comme accidentels et extérieurs au système linguistique.

À travers sa métaphore favorite, par laquelle il compare la langue au jeu d’échecs, et à travers divers exemples linguistiques, sur l’opposition singulier/pluriel en vieux haut allemand et en anglo-saxon, Saussure nous livre avec précision l’articulation de ces notions.

La langue est donc, d’un certain point de vue, comparable à une partie d’échecs. Le déroulement du jeu constitue en quelque sorte l’histoire de la partie, donc la diachronie, alors que chacun des états dans lequel se trouve l’échiquier après chaque coup constituerait une synchronie. À chaque état de jeu on constate un équilibre particulier des pièces, un ensemble organisé correspondant à la notion de système. L’indépendance de la synchronie est illustrée par le fait que tout sujet, connaissant les règles du jeu d’échecs, peut remplacer l’un des joueurs au pied levé, sans avoir dû assister au déroulement antérieur de la partie ni même devoir réunir au préalable un certain nombre d’informations à ce sujet.

Si chaque état de jeu forme un système, le passage d’un état à l’état immédiatement suivant est dû au déplacement d’une seule pièce et non à la réorganisation générale du système. De plus, ce déplacement n’appartient ni à l’état de jeu initial ni à l’état de jeu qui suit. Il reste, en quelque sorte, extérieur à chacun de ces deux systèmes.

Les exemples linguistiques permettent de préciser encore la pensée de Saussure.

En anglo-saxon, à une époque reculée A, le pluriel d’un mot comme f 拏t , «le pied», devait être formé par l’adjonction d’une voyelle: f 拏ti , «les pieds». À une époque B, plus récente, le pluriel de f 拏t s’obtient par alternance vocalique: f 勒t .

Entre ces deux états de langue, A et B, il y a eu deux changements diachroniques:

– Le premier est un changement phonétique, appelé umlaut , par lequel le /i/ final de f 拏ti a entraîné le passage de / 拏/ à / 勒/;

– Le second changement, qui est également phonétique, concerne la chute de la voyelle finale /i/.

Ces changements, comme les déplacements dans la partie d’échecs, sont extérieurs au système de départ A comme au système d’arrivée B. Par ailleurs, ces changements phonétiques sont accidentels dans la mesure où, extérieurs au système, aucune logique linguistique ne semble pouvoir les prendre en compte. Comment expliquer qu’à un moment déterminé la règle de l’umlaut ait pu jouer? Comment expliquer la chute du /i/ final? D’une manière plus générale, quelles sont les causes des changements phonétiques? Le bilan d’un siècle de linguistique historique tient dans cette constatation rappelée, en 1933, par Bloomfield dans son Language : «Les causes du changement phonétique sont inconnues.»

Par ses exemples Saussure assimile donc fait diachronique à fait de parole: «tout ce qui est diachronique dans la langue ne l’est que par la parole» (Cours , p. 138). Quant à la diachronie, elle reste pour lui cette phonétique historique du XIXe siècle, incapable de comprendre les mécanismes du changement.

Enfin, si le système est un réseau de valeurs pures, l’opposition singulier/pluriel qui existait à l’époque A, existe encore à l’époque B. Le système s’est en quelque sorte perpétué en dépit des changements phonétiques.
DIR
\
Nous retrouvons ici un principe déjà énoncé: jamais le système n’est modifié directement; en lui-même il est immuable.
(Cours , p. 121.)/DIR

Le système linguistique est donc soumis à la pression des faits de parole qui lui sont étrangers. Ces faits de parole peuvent finir par modifier ce système qui présente une tendance «naturelle» à l’immuabilité.

La phonologie diachronique

Avec le développement de la phonologie, des linguistes comme Jakobson ou Martinet n’ont pu continuer d’admettre l’extériorité et l’absence de causalité du changement linguistique. Pour la phonologie diachronique, quand un son évolue, il n’est plus conçu comme un fait isolé, accidentel et étranger au système. Tout changement constaté n’est, en fait, que la partie visible d’un changement linguistique plus profond qui affecte le système et dont les causes sont à rechercher dans la logique de ce système soumis par ailleurs à diverses sollicitations externes.

L’apport historique de la phonologie, et donc indirectement du structuralisme, est double:

– D’une part, elle illustre avec éclat l’existence de systèmes en synchronie, en développant la notion de système phonologique, et confirme ainsi pleinement les idées de Saussure;

– D’autre part, elle bouleverse la notion saussurienne de diachronie en faisant de cette dernière l’histoire des systèmes linguistiques. Ce faisant, elle infirme les idées de Saussure sur la diachronie, mais elle confirme l’importance de la notion de système au-delà du prévisible.

Le statut de la distinction entre synchronie et diachronie se trouve ainsi profondément modifié: il n’est tout d’abord plus question de recourir à la notion de conscience pour distinguer ces deux dimensions de la langue. Il n’est enfin plus question de recourir à la notion de système, puisque celle-ci règne désormais sur la totalité du fonctionnement linguistique. Dans ces conditions, la distinction est nettement moins abrupte que chez Saussure. Une étude linguistique pourra ainsi, si elle le désire, accompagner une analyse synchronique de considérations diachroniques. Par ailleurs faire une analyse diachronique suppose inévitablement l’étude des filiations existant entre divers systèmes synchroniques successifs.

Toutefois, même ainsi modifiée, la distinction entre synchronie et diachronie reste encore largement tributaire de l’idée que Saussure se faisait de la synchronie.

Le principe d’immanence qui exprime l’autonomie de la langue par rapport à la vie sociale («La linguistique a pour unique et véritable objet la langue envisagée en elle-même et pour elle-même», Cours , p. 317) et l’aspect statique des systèmes invariants, mis en place par la linguistique structurale, vont marquer les limites de cette restructuration théorique.

La sociolinguistique

Avec Uriel Weinreich et William Labov, certains linguistes américains, pris dans une approche sociolinguistique du langage, vont être amenés à repenser ce que Saussure appelait «langue» et se trouver du même coup en situation de modifier, à nouveau, le statut théorique de la distinction entre synchronie et diachronie.

Ils estiment que si toute langue évolue constamment sans que les sujets parlants en soient gênés, c’est que la structuration synchronique de la langue n’est ni aussi homogène ni aussi rigoureuse que la tradition structurale l’avait supposé.

Dans les années cinquante Jakobson avait déjà signalé que tout changement linguistique relevait originellement de la synchronie et donc que l’ancienne et la nouvelle forme linguistique étaient amenées à coexister synchroniquement sans être à proprement parler contemporaines. À son tour, Labov part du principe que le changement linguistique peut être observé synchroniquement, qu’il s’y manifeste à travers l’hétérogénéité et la diversité des faits linguistiques et notamment à travers ce que la linguistique structurale avait répertorié sous l’appellation de variantes libres .

Il ne s’intéresse guère à la manipulation abstraite de données linguistiques très éparpillées dans le temps, et concentre son attention sur le changement linguistique en cours. Il constate qu’«il est impossible de comprendre la progression d’un changement dans la langue hors de la vie sociale de la communauté où il se produit» et que «des pressions sociales s’exercent constamment sur le langage [...] sous la forme d’une force sociale immanente et présentement active» (Sociolinguistique , p. 47).

La sociolinguistique annonce donc la fin du principe saussurien d’immanence, selon lequel le point de vue linguistique consisterait à se centrer exclusivement sur la langue. Elle exprime également qu’une synchronie ne saurait être conçue comme un état statique, réductible à une structuration rigoureuse. La synchronie relève du dynamisme, de l’hétérogène, de la diversité, mais aussi de l’existence de normes, qui caractérisent la complexité de la vie sociale.

Au terme de ce long périple la distinction entre synchronie et diachronie semble être parvenue à un statut théorique acceptable. Ce statut ne résulte plus seulement d’une démarche essentiellement spéculative par laquelle chaque nouvelle théorie se caractérise comme une reprise-modification de théories antérieures. Il résulte également d’une confrontation au fonctionnement quotidien du langage.

Après la philosophie du langage et les spéculations de la linguistique historique ou de la grammaire, après la recherche de diverses structurations présentant la langue comme un système rigide d’invariants ou de règles, la linguistique s’oriente, après la phase de critique sociolinguistique, vers la prise en compte des divers aspects du fonctionnement quotidien de la langue. Déjà, aux États-Unis ou en Allemagne, des linguistes travaillent en collaboration avec des chercheurs d’autres sciences sociales. Dans ces conditions, si la distinction entre synchronie et diachronie devait être remise en cause par les linguistes, il est probable que ce serait moins de manière directe et spéculative qu’en fonction de l’incidence de cette approche pluridisciplinaire sur leur manière de concevoir la «langue».

Encyclopédie Universelle. 2012.

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